Written by 16:08 Contributions

Les visites en établissements de soin pendant la crise sanitaire

Judith FISCHER

Le présent texte a été retravaillé à partir d’une communication que j’ai faite en juin 2021 lors d’un colloque organisé à l’université Bordeaux-Montaigne sur le thème « Ce que le Covid a fait à la clinique ». A l’époque nous sortions d’un 3ème confinement. Le service de soins palliatifs dans lequel je travaille avait été très éprouvé par les changements incessants de règlementations sur la question des visites mais aussi par les dissensions au sein de l’équipe que ces restrictions avaient engendrées. Aujourd’hui, la règlementation sur les visites à l’hôpital semble, au premier abord, être presque revenue au temps d’avant. Presque bien sûr car un relais a été pris par le pass sanitaire pour faire la partition entre ceux qui sont admis à rendre visite à leurs proches et ceux qui ne le sont pas. Je vais donc aujourd’hui remettre à l’étude les analyses que j’avais avancées il y a six mois, avec l’idée que ce temps de recul supplémentaire ne peut être que fécond face à la difficulté qu’il y a à tenter de réfléchir à une question en même temps qu’elle se déroule.

En préambule, je ferai un rappel chronologique rapide :

Dès la mi-mars 2020, la quasi-totalité des établissements de soin a interdit strictement les visites. Cette mesure a été prise par les directeurs d’établissement. Juridiquement, elle relève d’un règlement intérieur. Mais cette règle de droit est l’application de Message d’Alerte Rapide Sanitaire (MARS), par lesquelles nombre de consignes ont été émises par le ministère de la santé en direction des établissements (« On reçoit tout par MARS », dixit la cadre supérieure de santé). Cette mesure a immédiatement été critiquée par des observateurs comme par les intéressés, et la presse et les réseaux sociaux ont relayé un nombre impressionnant de témoignages de familles empêchées d’accompagner et de soutenir leur proche, hospitalisé et au plus mal, inscrivant cette question parmi les nombreux questionnements éthiques soulevés par cette crise.

Face à cette interdiction, un système dérogatoire s’est cependant très rapidement mis en place car il s’est révélé évident que cette mesure ne pouvait pas universellement s’appliquer et qu’elle devait se pondérer par des exceptions, c’est-à-dire la prise en compte de cas particuliers eux-mêmes suffisamment exceptionnels pour pouvoir exiger une dérogation à l’interdiction des visites. Les notions d’exception et d’exceptionnalité sont ainsi au centre de cette question, car elle existe à deux niveaux : la mesure s’inscrit dans le prolongement de l’état d’urgence sanitaire, donc d’un régime d’exception et la possibilité de visites est devenue une exception à cette loi d’exception qui les interdit.

La question de la restriction des visites est extrêmement riche et contient plusieurs approches possibles. Il y a 6 mois, j’avais fait le choix de ne pas interroger frontalement cette règlementation sur un plan éthique. J’avais choisi de ne pas poser la question « est-ce que cette restriction des visites est une bonne ou une mauvaise chose, d’un point de vue éthique ? » mais plutôt « de quoi cette restriction de visites est-elle le symptôme et quels problèmes éthiques ce symptôme pose-t-il ? » J’avais tenté de me saisir de la crise comme d’une opportunité pour interroger un impensé notamment la question « qu’est-ce qu’une visite ? ». Cette démarche s’inscrivait dans le constat fait par de nombreux autres commentateurs sur la crise sanitaire comme un révélateur, une révélation, étymologiquement une apocalypse. Cependant la première question qui m’a été posée en juin à l’issue de mon exposé a été précisément celle de la « bonne ou mauvaise règle ». Donc je pense qu’il est nécessaire de traiter cette problématique : j’en exposerai une —il y en a bien d’autres— qui est incontournable d’autant qu’elle traverse l’ensemble de la crise Covid. C’est donc le point que j’aborderai dans un premier temps.

Puis j’apporterai d’autres éclairages « de biais », peut-être moins rebattus mais tout aussi problématiques, qui sont donc, la façon dont la restriction des visites en établissement de santé interroge la notion d’exception, la médicalisation et la question de la présence.

PROBLÉMATIQUE ÉTHIQUE

Tout d’abord, quelle est cette problématique que j’ai qualifiée de « rebattue », c’est un peu péjoratif… Il s’agit d’une contradiction classique entre une approche utilitariste et une approche kantienne. La philosophie utilitariste est une philosophie morale dont la doctrine la plus classique a été fondée par Jérémy Bentham, philosophe anglais de la fin du XVIIIe siècle, qui est souvent résumée sous la formule « le plus grand bonheur pour le plus grand nombre » : on cherche à maximiser le plaisir et à minimiser les peines. C’est premièrement une vision profondément collective, puisqu’on recherche la solution qui sera la meilleure pour le groupe, la population dans son ensemble. Et deuxièmement elle relève d’un calcul, d’une analyse des situations de vie en leur attribuant une valeur d’utilité. Donc d’un point de vue utilitariste, on peut dire qu’à travers cette mesure, la population est perçue comme une masse, une somme d’individus, dont les interactions sont gérées à l’aide de calculs, de statistiques et de modélisations. L’épidémie est traitée en termes de « chaînes de transmission » ou de « risques de contamination », et les interactions sociales, quelle que soit leur nature, sont uniformisées dans leurs caractéristiques, leur qualité, puisque leur valeur est évaluée à travers le prisme de leur bien pour le plus grand nombre : une visite à son proche malade équivaut, dans cette perspective, à une rencontre amicale au bar ou à un échange avec un commerçant car tous ces moments de liens entre deux personnes ou plus, sont envisagées sur un même plan, en tant que source potentielle d’une contamination. La seule différence de qualité se traduit en données dont la compilation donnera un degré de dangerosité à ce type particulier de rencontres : concernant les visites, il faut donc prendre en considération le fait que la chambre d’hôpital est un lieu confiné, que les personnes qui y sont présentes sont vulnérables sur le plan immunitaire et que l’hôpital est un lieu de grand brassage de personnes sur une courte période. Ces faits, devenus indicateurs de contagiosité, aboutissent à la conclusion de la pertinence de l’interdiction des visites. Cette conception morale est conséquentialiste puisque les actions sont évaluées principalement en fonction du résultat qu’elles visent. L’objectif est d’avoir le moins de contaminations, le moins de morts et le moins de lits d’hospitalisation occupés. La question qui préside à ces visites restreintes est donc d’évaluer l’utilité de cette règle pour la situation générale en faisant la somme de tous les avantages qu’une telle politique apporte, et en en soustrayant les désavantages. Ne pas pouvoir rendre visite librement à ses proches occasionne de la difficulté, de la peine ou du malheur (on ne le nie pas) mais globalement il apporte plus d’avantages, car en permettant d’avoir moins de personnes malades et moins de décès, cette stratégie causera moins de malheur en général. Cette mesure d’interdiction des visites, même si elle peut donc paraître sévère dans certains cas, permet d’obtenir un équilibre, un compromis : les contaminations sont massivement réduites puisque la règle générale est l’absence de visites et de contacts. Et la prise en compte, de temps en temps, de situations exceptionnelles offre une sorte de soupape raisonnable aux cas les plus difficiles, ceux où la balance entre le bénéfice de la limitation des contacts et l’inconvénient ou le « malheur » engendré par cette même limitation plaide en faveur d’une dérogation. C’est un calcul dans lequel avantages et inconvénients de l’interdiction de visites, bénéfices ou risques d’une autorisation de visites, plaisirs ou peines des « usagers » de la santé, sont pesés de façon globale, de façon à ce que, au final, la situation soit acceptable.

Mais cette vision serait précisément inacceptable du point de vue de la philosophie kantienne, avec son célèbre deuxième impératif catégorique « agis toujours de telle façon que tu traites l’humanité dans ta propre personne et dans celle d’autrui non pas comme un moyen mais toujours aussi comme une fin en soi » (Fondements de la métaphysique des mœurs). Cette conception morale s’oppose à l’utilitarisme en ce qu’elle refuse de considérer les personnes comme des « moyens » : un utilitariste considèrerait, en effet, l’isolement d’une personne malade comme un moyen d’obtenir une fin qui prime sur tout le reste, à savoir réduire les échanges et donc les contaminations. Au contraire de cette conception qui ne pense qu’aux conséquences, Kant envisage chaque action pour elle-même, « comme une fin en soi ». Or, laisser une personne en fin de vie mourir seule constitue une atteinte à sa dignité, car c’est ignorer que les rapports humains, le sens donné aux derniers échanges, le rôle de témoin que joue un proche veillant un mourant constituent l’humanité de l’être humain et possèdent une valeur intrinsèque. Et cela ne concerne pas que la fin de vie, même si ce moment critique de la vie prend un sens particulièrement fort (ce sont ces cas qui ont particulièrement occasionné des témoignages indignés), mais cela concerne aussi l’indifférence que l’interdiction des visites témoigne vis-à-vis de la vulnérabilité de nombreux malades, ou même de tout malade. « Dans ta propre personne et dans celle d’autrui » : Kant pointe par là notre condition commune de précarité potentielle (le malade, ce n’est pas seulement l’autre, mais aussi moi potentiellement dépendant un jour. C’est donc une autre façon de concevoir le groupe : ce n’est pas le collectif mais l’universel). Pour Kant, cette mesure veut ignorer que chaque personne compte et doit être considérée dans sa singularité. Rendre visite à un patient ne relève pas d’un acte superflu qui ne se serait là que pour satisfaire une envie de se voir, mais fait partie de la santé. Ainsi, en permettant que des personnes meurent seules, sans soutien, entourées uniquement de professionnels de santé anonymes, mais aussi en privant ceux qui leur survivent, d’une dernière phrase ou regard, cette règlementation a fait preuve d’un manque de considération, de respect de ces personnes. Aucun critère ne peut justifier une exception à ce droit d’être entouré de ses proches, qui constitue une façon digne de traiter les malades.

Cette tension problématique forte traverse d’autres questionnements de la crise sanitaire : le confinement, le couvre-feu, les fermetures administratives de restaurant, de salle de spectacle sont utiles. Mais la dignité des personnes est mise à mal d’une façon insupportable car leurs droits fondamentaux sont bafoués (liberté de circuler, impossibilité de travailler). Cette question, bien qu’elle me paraisse plutôt aporétique (on pourra en débattre plus tard) mérite d’être posée. Mais il me semble finalement plus fécond d’apporter des éclairages obliques sur cette question, la nourrissant sans s’y perdre.

RÉGIME D’EXCEPTION

Je vais donc maintenant revenir sur la question de l’exception, et du régime d’exception.

En droit français, on parle d’état d’exception lorsque l’article 16 de la Constitution est utilisé pour donner des pouvoirs exceptionnels à l’exécutif et lui permettre d’émettre des lois d’exception, c’est-à-dire des mesures temporaires qui ont pour but de lutter contre une situation de danger car les moyens légaux habituels ne sont pas suffisants. Une loi d’exception a pour particularité de pouvoir restreindre certaines libertés fondamentales, comme la liberté d’aller et venir ou la liberté de réunion. C’est dans ce cadre que l’état d’urgence sanitaire a été instauré par la loi du 23 mars 2020. Les motifs qui peuvent déclencher un état d’urgence sont la mise en péril de l’État (menace de guerre, de coup d’état, de façon plus contemporaine de terrorisme). Le caractère sanitaire est une nouveauté législative. Donc, l’interdiction des visites aux patients est une règle d’exception qui s’inscrit dans cet état d’urgence sanitaire. Ce dernier a été ensuite renouvelé. Et depuis la loi du 31 mai 2021, nous sommes sous un « régime de sortie de l’état d’urgence sanitaire », qui a lui aussi été prolongé puis relayé par la loi du 11 novembre qui maintient ce régime de sortie jusqu’en juillet 2022. Ce régime de sortie, ce n’est plus l’état d’urgence mais toujours un régime où on peut prendre des mesures d’exceptions (limiter les déplacements, les réunions, fermer des commerces)…

Par ailleurs, toute règle de droit peut prévoir des exceptions ou des dérogations (ce qui juridiquement n’est pas la même chose. De façon assez brève, on peut dire que dans la dérogation, la règle ne décrit pas de conduite à tenir mais laisse une liberté d’appréciation aux destinataires de la règle de droit, à la fois de l’exceptionnalité, et de ce qu’il faut en faire). Donc, dès qu’on se situe dans le champ de la dérogation, la règle est bien moins claire et le champ de la liberté d’action demeure assez flou. C’est précisément ce qu’ont commun l’état d’urgence et les dérogations de visites, l’exception au plus haut sommet, général, et l’exception locale et particulière : l’exception ouvre un espace, qui n’est pas à proprement parler extralégal (puisqu’il est prévu par le droit) mais dont le contenu est plus libre et présente un danger de dérives, de jeux de pouvoir, d’arbitraire, d’inégalités de traitements. D’un côté, l’exception apparaît comme un espace d’opportunité juridique et cette liberté permet de s’adapter à ce que le réel requiert. Mais d’un autre côté, il est un danger. Donc à travers le concept d’exception, la question des visites soulève une autre problématique, celle des bienfaits et des limites de l’exercice de la liberté. Aucune des dérives que j’ai évoquées n’a pu être évitée par cette règlementation restrictive sur les visites :

  • Inégalité devant la loi : Diversité des règlementations (Cf. SFAP) ; Diversité des réalités (Cf. extraits de presse)
  • Rapports de pouvoir, arbitraire (Cf. extraits de presse)

Il existe un deuxième aspect de la notion d’exception qui est à interroger. J’ai dit qu’avec l’état d’urgence, il y a eu en fait une inversion entre ce qui était la règle et ce qui relevait de l’exception : habituellement, la liberté était la règle et la restriction l’exception, l’état d’urgence sanitaire a opéré une inversion et concernant les visites, le principe est devenu l’interdiction de toutes les visites, sauf cas exceptionnel. La visite, devenue une liberté octroyée exceptionnellement, interroge le statut d’exceptionnalité des motifs qui l’autorisent et notamment la fin de vie.

Exemple de ce patient de 70 ans qui a fait un AVC hémorragique massif. Il est transféré en Soins Palliatifs avec un pronostic de décès à très court terme. Dans ces circonstances, son épouse est autorisée à dormir sur place. Mais, déjouant les prédictions, le patient va se réveiller de son coma et récupérer quelques fonctions : il peut s’alimenter un petit peu, dit quelques mots, peut être levé au fauteuil. Sa femme est présente toute la journée, lui parle, l’encourage, le câline. Elle nous dit qu’ils ont toujours été un couple très fusionnel. Devant cette amélioration, le patient ne relève plus des SP et est envisagé un SSR neuro pour gagner encore en récupération dans une perspective de réduire au maximum les séquelles et le handicap à venir. L’épouse refuse car là-bas, il n’y aura pas de visites, et elle craint qu’il se sente abandonné et qu’il se laisse aller.

On peut faire 2 commentaires qui nous aident à progresser dans notre réflexion :

  • On a donc d’un côté un patient qui, sur un malentendu (on a cru qu’il allait mourir) a pu profiter de la présence de ses proches, présence dont on voit l’impact positif sur son état de santé. Et de l’autre, un service spécialisé, expert dans la pathologie en question qui porte un espoir d’amélioration mais ignore la famille comme quelque chose de subsidiaire, dont on peut se passer, qui n’est pas essentiel. Dans cette perspective, la visite de la famille est disjointe de la notion de soin, elle lui est hétérogène sauf précisément dans les services de SP qui porte une vision globale du patient incluant sa dimension sociale donc ses proches.
  • La formule « fin de vie » est vague et trompeuse. C’est une césure artificiellement construite. On voit en regardant du côté des EHPAD que ce n’est pas le fait d’être à la fin de sa vie qui définit d’être en fin de vie mais un certain degré de certitude quant à la proximité de la mort, l’incurabilité, l’abandon de thérapeutiques actives qui justifiaient jusque-là un effort ou un sacrifice pour leur mise en œuvre. Le malade quitte alors le statut de patient au sens étymologique (qui endure certaines souffrances qui sont considérées comme acceptables car il a pour horizon la guérison ou au moins le statu-quo donc de rester en vie). Et parmi ces souffrances, s’inscrit aussi le fait de ne pas avoir de visites qui pourraient compromettre ces efforts. (Je cite ce témoignage dans Le Figaro de février 2021 : « non, vous ne pourrez pas rendre visite à votre mère, car elle n’est pas en danger de mort »). En revanche, si le malade est en soins palliatifs, s’il est considéré comme « perdu », si la mort arrive, il a pu parfois recevoir la visite d’un proche, —ça n’a pas été toujours le cas, puisque de nombreuses personnes sont mortes dans la solitude—.

Mais il me semble que faire des exceptions à l’interdiction des visites au titre de la fin de vie, « au nom de la mort », c’est en fait être dans une continuité par rapport à avant. En effet, les services de SP occupaient déjà une position d’exception dans l’institution hospitalière, avec une prise en charge différente centrée sur le confort et avec une règlementation propre et plus souple qui leur permet de « choyer » le patient qui va mourir. Ce n’est donc pas par hasard si les services de soins palliatifs ont été les premiers à obtenir des dérogations leur permettant de maintenir des visites. Ils se démarquent déjà en temps normal du fonctionnement institutionnel, et par leurs pratiques, et par leurs règlements.

Donc la règlementation sur les visites a épousé une représentation de la société où la mort doit garder un statut d’exception. Ce constat se trouve corroboré par les travaux de Philippe Ariès sur l’histoire de la mort en Occident, qu’il relie, entre autres à l’histoire de la famille, pour décrire un changement de statut et de rôle de la famille auprès du mourant. Au Moyen Âge et jusqu’au XVIIIe siècle, la mort ne concernait pas que les proches mais était un « en commun ». On entrait dans la chambre d’un mourant, même si on ne le connaissait pas parce qu’on avait croisé dans la rue le prêtre qui venait faire l’extrême onction. Et la chambre était un lieu ouvert et rempli d’inconnus. Au fil des siècles, la mort s’est privatisée, est devenue une chose intime, où c’est la famille, et elle seule, qui accompagne et veille le mourant puis organise les funérailles. Il a également décrit comment de nos jours, la mort est un tabou, ce qu’il nomme « la mort interdite ».

Cet exemple, à travers la façon dont la mort a une place d’exception, me permet d’aborder mon 2ème point qui est celui de la médicalisation. Dans ce que j’ai décrit, les SP apparaissent comme une sorte de bulle à l’intérieur de l’institution qui crée un espace où quelque chose d’intime et de familial peut se jouer. Cela nous aide à tenter de répondre à la question « qu’est-ce qu’une visite » ? De façon basique, on pourrait dire que c’était la présence des proches du patient dans l’espace de l’hôpital. Elle représente finalement un pont entre le monde des bien-portants et le malade, entre l’institution de professionnels et l’ouverture sur la cité et la société civile, entre le soin issu d’un savoir et d’une rationalité et ce que la sphère affective et profane de la famille peut apporter de bénéfices à l’état général d’une personne. C’est une forme d’intrusion, d’irruption du « dehors » dans un « dedans », qui a souhaité, pendant cette crise, garder sa prérogative sur la conduite des soins en éjectant la famille comme un corps étranger. Cette opposition entre dehors et dedans, entre un intérieur sanctuarisé et un extérieur considéré comme une menace me semble constituer un deuxième grand aspect de la question de la restriction des visites. Se questionner sur les visites, c’est interroger un fantasme ou, en tout cas, un genre d’idée confuse s’enracinant dans des angoisses d’intrusion qui se décline à d’autres niveaux dans la crise sanitaire : autour du confinement (« restez chez vous » : être protégé à l’intérieur mais en danger à l’air libre) ou dans l’idée même de la contamination (le virus rentre à l’intérieur de notre corps)

MEDICALISATION

Cette structure du dedans-dehors nous amène à la question de la médicalisation. Michel Foucault y avait consacré de nombreux écrits dont un article publié dans le recueil Dits et Écrits intitulé « crise de la médecine ou crise de l’antimédecine » dans lequel il évoque un phénomène de « médicalisation indéfinie de l’existence ». Toutes les sphères de la vie des gens sont envahies progressivement par des considérations de nature médicale, alors qu’elles devraient se situer en dehors de son champ. Sa théorie est qu’à travers la médecine, et des questions qu’elle pose autour de ce qui est normal ou anormal, s’exerce un pouvoir sur les corps et sur la vie. Or, la restriction des visites s’est accompagnée de nombreuses procédures de contrôle organisées autour de la gestion des passages entre l’intérieur et l’extérieur de l’hôpital. Le champ des visites, donc des relations familiales, affectives, privées s’est trouvé en quelques sortes annexé par le médical à qui l’épidémie a donné légitimité et légalité pour dire quand, comment, dans quelles conditions, et même dans quelle position, la rencontre entre un malade et son proche devait se dérouler (ex du rideau à câlin). L’intérieur est un espace contrôlé. Il est peuplé de malades ou de professionnels, les deux seuls statuts acceptables à l’intérieur. Les professionnels ont, dans le contexte de la crise été considérés non pas comme « des personnes qui exercent une profession dans le secteur de la santé mais ont par ailleurs une vie avec une famille à l’extérieur ». Ils ont été vus comme des individus qui seraient moins susceptibles d’être contaminés et contaminants, car ils auraient par essence une fiabilité de professionnel —vision bien sûr fantasmée puisque les soignants ont eux aussi naturellement amené les clusters dans les services—. L’hôpital a l’image d’un sanctuaire alors que les soignants y entrent et sortent comme dans un moulin.

D’autre part, l’autorisation pour un visiteur d’entrer dans l’hôpital, de basculer dans le dedans, l’oblige à se soumettre à un grand nombre de contraintes, qui reviennent finalement à adopter des attributs qui sont tantôt celui du patient, tantôt celui du professionnel. Côté « patient » : on prendra sa température à l’entrée de l’hôpital, une 2ème fois en entrant dans le service. Il y a une traçabilité, (on l’inscrit dans des registres). Pour dormir sur place dans le service de SP, il devra présenter un test PCR négatif. Le visiteur est considéré comme un patient en puissance. Côté « professionnel », le personnel le formera à l’hygiène des mains (comme on l’apprend en école d’infirmières), à l’habillage en tenue de protection (un certain ordre, une certaine technique). Dans tous les cas, le corps du visiteur, une fois incorporé dans l’espace intérieur de l’hôpital doit être, contrôlé, discipliné, parfois professionnalisé pour répondre à certains canons. On voit ainsi la construction artificielle d’un hôpital où la rigueur professionnelle doit être préservée du chaos de l’extérieur.

Cette analyse n’a pas, il me semble, perdu de sa pertinence avec l’évolution règlementaire centrée désormais sur le pass sanitaire. Si la question des horaires, du nombre de visiteurs est revenue à la réglementation antérieure à la crise, le pass sanitaire a endossé le rôle de filtre pour ne laisser entrer que les personnes qui étaient vaccinées, donc médicalement acceptables.

J’emploie à dessein ce terme de filtre car l’existence d’un intérieur et d’un extérieur implique un contrôle de la frontière, une gestion de la porosité de ces milieux. Cette notion de limite, frontière, démarcation, me permet d’aborder pour finir un troisième aspect problématique de la restriction des visites.

En effet, même dans les services de soins palliatifs, où les visites ont pu continuer, sous conditions comme on l’a vu, même actuellement dans les nombreux services où elles semblent avoir repris leur cours d’avant, c’est un « mode dégradé » avec le maintien d’une barrière, d’un écran (!) pour contrer la rencontre vraie au moyen des surblouses, des distances physiques, du masque lui-même. (Cf. diaporama de rencontre en EHPAD). Il est à noter que ces moyens ont toujours été présentés comme une très bonne idée (diapo avec le sourire), une trouvaille vraiment astucieuse, une victoire permise par la technologie. Il s’agit en réalité de visites au rabais, ou de quelque chose mais qui n’est pas une visite.

Le sommet de ce mode dégradé est atteint par ce substitut de visite ou pseudo-visites numériques au moyen de Skype ou FaceTime. Dans cette porosité, certaines choses passent et d’autres pas ; il y a un filtre et c’est le primat du visuel qui s’impose. Et là tout passe, même l’obscène (ce qui littéralement devrait être en dehors de la scène). Il est intéressant de constater comment, de manière générale, dans un contexte où l’on sépare le foyer protecteur de l’espace public dangereux, le zoom a ouvert une fenêtre sur l’intimité. J’ai donné des cours à l’IFSI et j’ai vu des étudiants dans leur lit (espace intime), en pyjama, ou alors avec les enfants qui montent sur les genoux, le mari qui passe en caleçon derrière. Il y a une normalisation de ces visions, qui sont vues comme acceptables quoique obscènes si on était réellement présents.

Le dispositif de prédilection de ce succédané de visite consiste donc dans le fait de voir à distance, ou voir caché derrière. On est donc dans une structure propice à un certain voyeurisme, une obscénité. On donne à voir quelque chose qui ne peut pas être réduit à une image.  C’est obscène car la caméra donne toujours l’impression de faire intrusion ; dans le fait de filmer, il y a un mouvement qui dit « venez voir », « regardez », on incite, on pointe.

Extraits d’un article publié en septembre 2020 dans la revue l’Homme, par une sociologue Laurence Tessier, qui se trouvait en terrain dans une réanimation américaine quand le covid est arrivé, et qui a pu, suite à un combat acharné, poursuivre son observation.

« devant la chambre du patient, il y a une jeune étudiante en médecine qui porte un Ipad grand format, elle fait partie de la toute nouvelle équipe vidéo (video team) qui fait le tour des chambres. Elle est au téléphone avec la mère du patient et lui explique comment se connecter à Zoom pour voir son fils en vidéo et pour discuter avec lui (comme il n’est pas mourant, il lui est interdit d’avoir de la visite). Le patient est éveillé, désintubé, étendu sur son lit. Il a 19 ans, des épaules larges et les bras tatoués. Trois jours auparavant il était en voiture, Il a eu un accident et a fait plusieurs tonneaux, il est tombé dans le coma, il a été opéré en urgence (hémi-craniotomie). L’étudiante en médecine parvient après un long moment à établir le contact avec la mère, via FaceTime, parce qu’avec Zoom ça ne marche pas. « Hi there ! Hi ! [Salut ! Salut !] (voix très enjouées) », le médecin emporte lIpad dans la chambre et le tient devant le visage du jeune homme. En voyant sa mère, et sa famille (il y a aussi son oncle et son petit frère), il fond en larmes. « Everybody is here ! We are here ! [On est tous là !] » crie sa mère, le jeune homme sanglote, le médecin lui met une main sur l’épaule, la presse doucement. « We are outside ! Were downstairs my baby ! I love you ! Are you OK ? I love you ! [On est là dehors ! On est en bas ! (ils sont devant le bâtiment en verre) Je t’aime ! Est-ce que ça va ? Je taime !] ». Le jeune homme pleure, il ne peut rien articuler, il essaye d’essuyer son visage en remontant le bas de sa nuisette d’hôpital, le médecin lui laisse tenir lIpad et va lui chercher un kleenex. « No crying ! [Ne pleure pas !] » dit sa mère. « Everything is ok baby, were here, were all outside OK ? No crying baby, dont be stressed out. We love you, OK. We love you. [Ça va aller mon chéri, on est là, on est tous là dehors, tu entends ? Ne pleure pas chéri, ne t’en fais pas. On t’aime, tu sais. On t’aime.] ». L’étudiante en médecine et moi regardons cette scène, sans rien dire. Je ne sais pas ce qu’elle ressent – elle expliquera ensuite au médecin quelle est contente de pouvoir mettre ces familles en contact qui, en retour, la remercie –, moi, j’ai les larmes aux yeux, c’est un moment cruel, torturant. La vidéo donne une présence qui n’est évidemment qu’une quasi-présence (on ne peut pas se toucher, pas agir – c’est le médecin qui le fait à la place de la mère –, pas vraiment savoir) et la mère ne s’en contente pas : comme elle le répète à son fils plusieurs fois, ils sont là, s’ils sont présents c’est parce qu’ils sont dehors, en bas, à l’hôpital. Tout le mois de mai, je verrai des familles comme celle du jeune homme venir là, parfois pour dire adieu, entre le bâtiment moderne et le vieux bâtiment. Comme ces deux filles (deux sœurs ?) assises sur le sol en ciment, elles crient « Mom ! » à l’Ipad posé par terre devant elles. Elles disent « I love you/ Im going to miss you so much/ I hope one day we can all be reunited. [Je t’aime/ Tu vas tellement me manquer/ J’espère qu’on se retrouvera tous un jour.] ». De la musique (Céline Dion) vient de l’Ipad et elles restent assises là longtemps, trois heures peut-être, à regarder l’écran en silence, à pleurer, à retirer leur masque pour se moucher. Les quelques personnes qui passent à côté ne font pas attention à elles. C’est une fin de vie en FaceTime. Mais elles sont quand même là, en bas du bâtiment de verre pratiquement sous la chambre de leur mère qui meurt, résistant à l’injonction de rester à la maison avec la promesse que les technologies audiovisuelles peuvent transformer nos intérieurs domestiques en salles de réunion, salles de classe, salles de sport, en salles de soins intensifs ou, comme l’écrit Paul B. Preciado, en « la prison molle et ultra connectée du futur ».

J’ai vécu moi aussi des scènes similaires dans le service car malgré la dérogation, certaines familles s’imposaient de ne pas venir physiquement dans la chambre. Ces scènes évoquent ce que devient la dimension affective, les émotions par écran interposé. Je vais également illustrer comment les images portent un travestissement de la réalité, dans cet autre exemple vécu dans mon service : M. est atteint d’un glioblastome (tumeur cérébrale gravissime qui en phase terminale provoque un état comateux). Les bénévoles d’accompagnement ont organisé une séance Skype avec sa mère elle-même malade qui devait rester à la maison. La bénévole « traduit », fait les sous-titres de cette mise en scène (« il a entendu que vous lui avez dit bonjour », « il est content de vous voir », alors que le patient est dans un coma profond). A la fin, la bénévole va même prendre la main flasque du patient inconscient et l’agite devant la caméra pour dire « au revoir ». La réduction par le cadrage (qui ignore le hors champ), par la pauvreté de l’image, opère une tromperie puisqu’on vend le rêve d’une présence authentique, alors qu’on a une réalité factice. Une visite c’est donc aussi une présence, un être-là qui a été dévoyé précisément par ce fantasme du « dedans-dehors », qui a fait croire qu’on pouvait exporter l’extérieur vers l’intérieur et qu’on y verrait que du feu, qu’on pouvait être là sans être là et faire l’économie de sa présence effective. On a donc une réalité virtuelle étrange qui s’est mise en scène autour des « visites virtuelles » où le corps est à la fois rejeté (hors scène) et obscène parce que vu dans une intimité hors présence à l’autre.

En conclusion, je reviens à la question « qu’est-ce qu’une visite ? » Que signifient ces deux compromis —ou plutôt ces compromissions— que sont l’exception au titre de la fin de vie ou la valorisation de substituts de visite, destinés à les sécuriser ou les neutraliser ? Je dirais que c’est une question de présence et de ce qui fonde son authenticité : l’irréductibilité de celle-ci à un appareillage prothétique, un être-là brut irremplaçable, mais aussi la valeur de cette présence auprès de ceux qui vont mourir, dans une société qui a tellement la mort en horreur qu’elle a peut-être rêvé de la cacher aux regards.

Close