Joël CECCALDI, 26 septembre 2010,
En écho au refus de l’acharnement thérapeutique qu’exprime la société au nom d’une meilleure prise en compte de la qualité de la vie finissante, toute une réflexion s’est développée dans la dernière décade, au sein du monde de la santé, à propos de la limitation et de l’arrêt des traitements. Les travaux publiés dans un esprit consensuel et pluridisciplinaire par les sociétés savantes ont d’abord concerné les disciplines les plus techniques (réanimation d’adultes et d’enfants, hématologie [1], etc.) et ont trouvé un contrepoint juridique avec la publication en avril 2005 de la loi Léonetti relative aux droits des malades et à la fin de vie.
Avec l’extension de la culture palliative et participative au sein des services, les équipes perçoivent de mieux en mieux la double question qui se cache derrière la décision de ne pas franchir le seuil de l’obstination déraisonnable : qu’est-ce qu’on arrête, et qu’est-ce que l’on poursuit ? Et l’on s’accorde pour considérer que la première interrogation concerne les traitements, tandis que la seconde vise les soins, destinés à maintenir le confort le meilleur — ou le moins mauvais possible — jusqu’au bout. C’est ainsi qu’émerge dans la pratique de fin de vie un critère de distinction entre traitement et soin : après délibération collégiale, le premier peut être interrompu sur initiative soignante, alors que le second, par essence continu, doit être poursuivi jusqu’au décès et même au-delà, comme le savent d’expérience les aides-soignantes qui font la toilette mortuaire.
Proposer dans ce contexte de réfléchir à la limitation des soins risque d’apparaître comme déplacé, provocateur, voire iconoclaste et propre à faire resurgir le spectre de l’euthanasie. Regardons-y pourtant d’un peu plus près. Dès 2000, l’on s’aperçoit que les réanimateurs s’interrogeant sur la suspension de leurs thérapeutiques [2] avaient d’emblée introduit entre les « soins de base » (à toujours poursuivre ; visant à respecter la personne et sa dignité) et les « traitements curatifs ou actifs » (susceptibles d’arrêt ; jouant spécifiquement sur la cause du mal, et suppléant aux défaillances d’organe) la catégorie hybride de « traitements de confort » dont le but est d’éviter douleurs et symptômes pénibles tels que la soif ou l’asphyxie, que ceux-ci soient dus au mal lui-même, ou aux effets secondaires des examens et traitements mis en œuvre pour le combattre. D’autre part, l’article L.1110-5 du Code de la Santé Publique reconnaît clairement l’existence d’actes de « prévention, d’investigation ou de soins » qui « ne doivent pas être poursuivis par une obstination déraisonnable lorsqu’ils apparaissent inutiles, disproportionnés ou n’ayant d’autre effet que le maintien artificiel de la vie ». Ainsi, la frontière conceptuellement nette entre traitement et soin s’estompe-t-elle au vu des textes censés régir leur mise en œuvre…
Se mettre à l’écoute du terrain conduit au même constat. A quoi bon continuer à prendre la tension de ce malade en agonie manifeste, se dira l’infirmière tout en gonflant encore le brassard, fragile étai de sa posture professionnelle, sous l’œil vigilant ou anxieux d’un proche qui aura pu s’étonner de n’avoir pas vu sa collègue du tour précédent faire de même, et face à qui elle a du mal à trouver les mots qui conviendraient mieux qu’un geste dérisoire ? Et faut-il vraiment refaire — du moins aussi souvent — le pansement complexe de cette plaie torpide, dont on est sûr qu’il s’accompagne dans l’instant de gémissements mal calmés par les antalgiques, et dont on doute qu’il procure un bénéfice plus tard, pour autant que cette locution ait un sens au stade où se trouve cette personne ?
Limiter les soins apparaît donc comme une interrogation certes risquée mais utile, à plusieurs égards. Voici une liste non limitative des contraintes et des enjeux qu’implique la démarche :
Décrire à l’aide d’un langage unifié et accessible à l’ensemble des acteurs concernés une sémiologie de l’agonie qui prenne en compte les effets de maquillage induits par les techniques toujours plus nombreuses et efficaces qui repoussent sans l’annuler l’échéance fatale, imprimant à chaque maladie prolongée un tour nouveau, différent de ce que l’évolution spontanée d’antan donnait à voir : savoir reconnaître assez tôt les signes avant-coureurs de la mort apparaît en effet comme un préalable indispensable à une éventuelle limitation des soins.
Continuer à préciser, spécialité par spécialité, les différents actes ou moyens qui pourraient faire l’objet d’une réflexion visant à leur limitation : à titre d’exemple, et en particulier pour l’oncohématologie, il pourrait s’agir des transfusions dans toutes leurs modalités, des agents anti-infectieux tant préventifs que curatifs, des divers facteurs de croissance hématopoïétiques, etc.
Mettre à l’épreuve, dans un nouveau champ décisionnel, les procédures transversales qui se mettent peu à peu en place en pratique clinique : non seulement l’abstention, l’arrêt ou la limitation des thérapeutiques à visée curative, mais aussi les modalités de transfert en réanimation d’une personne dont l’état empire, ou encore l’organisation cohérente et concertée de soins de support adaptés à une situation complexe ou extrême.
Garder toujours en tête le caractère révisable et réversible de toute décision en fonction de l’évolution : qui n’a en mémoire tel cas d’une personne donnée pour moribonde, que la seule mise en œuvre de soins palliatifs adaptés a pu restaurer bien mieux et pour beaucoup plus longtemps que prévu ?
Explorer les confins du « soin ultime » [3], les interfaces entre soins palliatifs, soins médicaux et soins parentaux aux deux bouts de la vie ; suivre ou retracer les lignes de partage et leurs fluctuations entre l’institution sanitaire et la société civile pour ce qui est du soin comme signe de fraternité entre proches, de solidarité entre générations, de respect des droits de tout citoyen.
Apprendre à discerner — non par la pensée spéculative mais à travers l’analyse rigoureuse et prudente de ses diverses déclinaisons en fonction des spécialités, des phases de la maladie et surtout du malade lui-même, de ses attentes et besoins — ce qu’est la nature du soin [4] , inscrite en filigrane des actes qui le concrétisent, ce qui en fait la valeur, universelle et irremplaçable, par-delà le coût qu’en fixe l’évaluation nécessaire.
Finalement, qu’on les baptise traitements ou soins, ne s’agit-il pas de se concentrer sur les actes qui optimisent la qualité de la vie déclinante, qui préservent, voire restituent au mourant sa dignité d’humain, en même temps qu’à celui qui le soigne, inséparablement ? De ne garder que ceux qu’il n’est pas question et qu’il ne sera jamais question d’interrompre quand on prétend comme soignant défendre ou promouvoir le respect de la vie et de l’homme ? Ceux dont l’absence ou l’arrêt nous disqualifieraient non seulement en tant que professionnel, mais aussi en tant qu’humain ?
Et s’il n’existait pas de tels actes ? Si tout ce que nous avons à disposition dans notre panoplie de soignant pouvait être in fine suspendu ? Il resterait encore l’être que nous sommes, quels que soient ses titres, fonctions, casquettes, uniformes et autres oripeaux, du PH à l’ASH, en passant par le bénévole, l’AS, la personne de confiance, le parent, l’ami, l’IDE ou l’aidant. L’être que nous décidons d’être jusqu’au bout, quels que soient le nombre et le type d’actes dont nous aurons consenti à nous dépouiller pour nous incliner [5] enfin face à la dépouille de celui qu’il nous faut désormais quitter, puisque la mort le prend. Non sans la peine de la séparation. Non sans le poids des questions irrésolues : écho du mot de ce théologien évoquant la mort et décrivant la souffrance comme « un mystère qui requière une présence » [6].
Notes
[1] Comité d’Ethique de la SFH, Les limitations thérapeutiques en hématologie : réflexions et propositions de la Société Française d’Hématologie (SFH), Hématologie, 11, 1 : 7-18.)
[2] Groupe de travail du Comité d’Ethique de la SRLF, Bases de réflexion pour la limitation et l’arrêt des traitements en réanimation chez l’adulte, Réanimation Urgences, 2000, 9 :11-25.
[3] Worms F., Le soin ultime : sur l’idée de soins palliatifs, Médecine palliative, 2008, 7 : 186-190.
[4] Svandra P., Nature et formes du soin : pour une approche de l’agir compassionnel, Ethique & Santé, 2005, 2, 3 : 125-129.
[5] Incliner et clinique partagent la même racine grecque : klinein, (se) pencher, ou klinê, le lit
[6] Il s’agit de l’américain Stanley Hauerwas